• Considérations philosophiques

     

    On ne reconstituera pas les anciens rêves. Si la loi du monde était un fanatisme étroit, si l'erreur était la condition de la moralité humaine, il n'y aurait aucune raison pour s'intéresser à un globe voué à l'ignorance. Nous aimons l'humanité, parce qu'elle produit la science ; nous tenons à la moralité, parce que des races honnêtes peuvent seules être des races scientifiques. Si on posait l'ignorance comme borne nécessaire de l'humanité, nous ne voyons plus aucun motif de tenir à son existence. L'humanité qu'appellent de leurs vœux nos réactionnaires serait si insignifiante que j'aimerais autant la voir périr par anarchie et manque de moralité que par sottise. Le retour de l'humanité à ses vieilles erreurs, censées indispensables à sa moralité, serait pire que son entière démoralisation.

    Il faut donc en prendre notre parti, et dans nos vues sur l'univers, éviter le ridicule des provinciaux qui, ne voyant rien au delà de leur clocher, s'imaginent que tout le monde s'inquiète de leurs affaires, que le roi n'a de souci que pour leur petite ville, que Dieu même a une opinion sur les petites coteries qui la divisent. L'humanité est dans le monde ce qu'une fourmilière est dans une forêt. Les révolutions intérieures d'une fourmilière, sa décadence, sa ruine, sont choses secondaires pour l'histoire d'une forêt. Que l'humanité sombre faute de lumières ou de vertu, qu'elle manque à sa vocation, à ses devoirs, des faits analogues sont arrivés mille fois dans l'histoire de l'univers. Gardons-nous donc de croire que nos postulats soient la mesure de la réalité. La nature n'est pas obligée de se plier à nos petites convenances. (…) L'homme va toujours, malgré le sic vos non vobis. Nous ne voyons ni ce qui est au- dessus de nous ni ce qui est au-dessous de nous; « nous faisons la chaîne», me disait un esprit supérieur. Les volontés divines sont obscures. Nous sommes un des millions de fellahs qui travaillèrent aux pyramides. Le résultat, c'est la pyramide. L'œuvre est anonyme, mais elle dure ; chacun des ouvriers vit en elle. Ce qui ne serait vraiment pas injuste, c'est ce que demandent les ouvriers des manufactures, c'est que nous fussions associés à l'œuvre de l'univers en participation des bénéfices, que nous sussions du moins quelque chose du résultat de notre travail. Or, admis aux labeurs, nous ne sommes pas admis aux dividendes, nous ne savons pas s'il y en a, et même notre salaire nous est assez mal payé. D'autres se mettraient en grève ; nous, nous allons tout de même. (Extrait de "Examen de conscience philosophique")